Discussion sans vainqueur
par
Dale Carnegie - 1938- dans "Comment
se faire des amis pour réussir
dans la vie"
Peu de temps après la guerre, je reçus une précieuse leçon. A cette époque, j'étais manager de Sir Ross Smith, le Lindbergh de l'Empire britannique, et j'assistais, un soir, à un banquet donné en son honneur. Pendant le repas, mon voisin raconta une histoire où se trouvait la citation suivante : « II est un dieu qui façonne à son gré nos destinées, quelle qu'en soit l'ébauche faite par nous. » Le conteur prétendait que cette citation provenait de la Bible. Il se trompait. Je le savais. J'en étais certain. Il ne pouvait y avoir aucun doute quant à son origine. Aussi, pour déployer ma supériorité, pour affirmer mon importance, je m'érigeai en correcteur — ce que personne ne me demandait — et je lui fis observer que la phrase était de Shakespeare. Mais l'autre ne démordait pas de ce qu'il avait dit. Quoi ? Cette phrase de Shakespeare ? Impossible, absurde ! Elle se trouvait dans la Bible ; il le savait bien.
L'auteur de l'anecdote était assis à ma droite, et Frank Gammond, un vieil ami à moi, se trouvait à ma gauche. Mr. Gammond avait consacré des années à l'étude de Shakespeare. Aussi, nous tournâmes-nous vers lui d'un commun accord pour le prier d'arbitrer notre querelle. Après nous avoir écoutés, Mr. Gammond me donna un bon coup de pied sous la table, puis il annonça : « Dale, vous vous trompez. Monsieur a raison. Cette parole est dans la Bible. » En rentrant avec mon ami,, ce soir-là, je lui dis :
« - Frank, vous saviez que c'était une citation de Shakespeare ?
— Naturellement, je le savais, répondit-il. Elle se trouve dans Hamlet, acte V, scène II. Mais nous étions des invités à une joyeuse réunion, mon cher Dale. Pourquoi vouloir prouver à un homme qu'il a tort ? Est-ce là. le moyen de vous rendre sympathique à ses yeux ? Pourquoi ne pas le laisser « sauver la face » ? Il n'avait pas sollicité votre opinion ? Pourquoi entamer délibérément une discussion ? Évitez toujours les querelles. »
« Évitez toujours les querelles. » L'homme qui a prononcé ces paroles est mort maintenant, mais la leçon qu'il m'a donnée porte toujours ses fruits.
Et c'était une leçon dont j'avais terriblement besoin. J'adorais les controverses. Pendant ma jeunesse, je discutais avec mon frère sur tous les sujets possibles et imaginables. Au collège, j'étudiais la logique et l'argumentation et ne manquais jamais de participer aux conférences contradictoires. Ce n'est pas pour rien que je suis né dans le Missouri, pays des ergoteurs et des sceptiques.... Plus tard, je dirigeai un cours de dialectique et même, je l'avoue, à ma grande honte, je formai le projet d'écrire un livre sur ce sujet. Depuis lors, j'ai assisté à des milliers de discussions, je les ai analysées, j'y ai pris part. Et ma conclusion, après ces innombrables expériences, c'est que le meilleur moyen de l'emporter dans une controverse, c'est de l'éviter.
Fuyez les discussions comme vous fuiriez les serpents à sonnettes ou les tremblements de terre.
Neuf fois sur dix, chacun des adversaires se retire du débat, plus que jamais fermement convaincu d'être dans le vrai.
Ces batailles-là, personne ne les gagne. En effet, si vous perdez... vous perdez ! Et si vous gagnez... vous perdez aussi. Comment cela? Bon ! Supposons que vous ayez remporté sur votre adversaire une victoire éclatante, que vous lui ayez prouvé qu'il était un ignorant. Et après ? Vous vous frottez les mains de jubilation. Mais lui, que pense-t-il ? Vous lui avez fait sentir son infériorité. Vous avez blessé son amour-propre, son orgueil. Il est furieux de votre triomphe. Et puis, vous le savez,
Homme convaincu, malgré lui, garde toujours le même avis.
Dans une grande Compagnie d'assurances, le mot d'ordre pour tous les agents est le suivant : "Ne discutez jamais."
Ce n'est pas en discutant qu'on arrive à convaincre. Les deux choses n'ont pas le plus lointain rapport entre elles. Ce n'est pas ainsi qu'on influence l'esprit humain.
Par exemple, il y a pas mal d'années, j'avais pour élève un Irlandais belliqueux du nom de Patrick O'Haire. C'était un brave et simple garçon, mais, Dieu! qu'il aimait les querelles! Il me confia qu'il était représentant en camions automobiles et qu'il ne réussissait guère dans son métier. En l'interrogeant, je découvris qu'il était toujours en train de contredire et d'irriter précisément ceux dont il recherchait la clientèle; il discutait, criait, perdait le contrôle de soi-même. Si un client osait critiquer ses machines, Pat voyait rouge et lui sautait presque à la gorge. Oh! en ce temps-là, il avait toujours le dernier mot, c'était toujours lui le vainqueur dans les discussions! Seulement, il m'avoua plus tard : "Hélàs! combien de fois suis-je sorti du bureau d'un client en me disant avec satisfaction : "Comment je lui ai rivé son clou, à celui-là ! ".... Je lui avais rivé son clou, oui, mais je ne lui avais rien vendu. "
Ma première tâche avec Patrick O'Haire ne fut pas de lui apprendre à parler, ce fut de l'exercer à retenir sa langue.
M. O'Haire est maintenant le premier vendeur de la White Motor Company à New York. Comment opère- t-il ? C'est lui-même qui va vous le dire : « Maintenant, quand je vais chez un client et qu'il me déclare : « Quoi ? Un camion White ? Je n'en veux pas. C'est de la camelote. Je ne le prendrais pas si on me le donnait pour rien. Moi, je vais commander un camion Untel », je lui réponds doucement :
« Écoutez, mon ami, les camions Untel sont très bons. Si vous prenez un Untel, vous ne vous tromperez pas. C'est une bonne maison, et c'est de la belle fabrication. »
Du coup, il ne peut plus rien dire. Pas de raison de discuter. Il me dit qu'Untel est épatant, et je lui réponds : « C'est sûr. » Il faut qu'il s'arrête. Il ne peut pas continuer tout l'après-midi à répéter tout seul : « Les camions Untel sont excellents. » Nous quittons alors ce sujet, et je commence à décrire les qualités de mes camions White.
II fut un temps où une remarque comme celle qui précède, de la part d'un client, m'eût mis hors de moi. J'aurais commencé à taper sur les Untel, et plus je les aurais critiqués et plus l'acheteur les aurait défendus ; plus il les aurait soutenus, plus il se serait ancré dans la conviction qu'ils étaient supérieurs aux autres.
« En réfléchissant à mon passé, je me demande comment j'ai jamais pu vendre quoi que ce soit. J'ai perdu des années de mon existence à discuter, batailler, à créer de l'antagonisme. Aujourd'hui, je sais me taire. C'est beaucoup plus profitable. »
Le sage Franklin disait:
« A force de batailler et d'argumenter, vous parviendrez peut-être à confondre votre interlocuteur, mais votre victoire sera vaine, car jamais vous n'obtiendrez l'accord sincère de votre adversaire. »
Alors, choisissez vous-même : un triomphe spectaculaire et théorique, ou bien l'accord sincère d'un homme. Il est bien rare qu'on obtienne les deux en même temps.
Un journal de Boston reproduisait, un jour, cette amusante épitaphe en vers libres :
Ci-gît le corps de William Jay.
Il mourut défendant plein d'ardeur ses opinions. Il était dans le vrai, toute sa vie eut raison. Mais il n'est pas moins mort que s'il avait eu tort.
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Hé oui ! vous avez raison, cent fois raison, tandis vous vous acharnez à démontrer votre proposition. Mais, pour ce qui est de modifier l'opinion de votre adversaire, vos efforts seront aussi vains que si vous aviez tort !
Après des années d'activité politique bien remplies,William McAdoo, secrétaire d'État sous la présidence de Wilson, déclarait « qu'il était impossible de convaincre un ignorant par la logique ».
« Un ignorant ! » Vous êtes modeste, Monsieur McAdoo ! Une longue expérience m'a appris qu'il est impossible de changer par le raisonnement l'avis de n'importe quel homme, quel que soit le degré de son intelligence ou de son instruction.
Écoutez l'histoire de M. Frederick Parsons, un commerçant qui était allé voir son percepteur au sujet d'une erreur dans sa feuille d'impôts. On avait taxé une somme de neuf mille dollars qui, assurait M. Parsons, n'avait jamais été encaissée, et ne le serait jamais, car le débiteur était insolvable. " Ça ne me regarde pas, rétorquait froidement le percepteur ; ce revenu est indiqué, il doit être imposé."
« Nous avons bataillé comme cela pendant une heure, nous confia M. Parsons. L'inspecteur était cassant, buté. Ni les preuves, ni la logique ne réussissaient à le convaincre. Plus nous discutions, plus il s'entêtait.... Je résolus alors de changer de tactique et de flatter son amour-propre.
Je lui dis : «Je suppose, évidemment, que mon cas n'a pas grande importance, comparé aux affaires graves et épineuses que vous devez être amené à instruire. J'ai moi-même quelque peu étudié les questions fiscales. Cela m'intéresse beaucoup.... Seulement, moi, évidemment, j'ai dû prendre ma science dans les livres, tandis que vous, vous avez acquis votre expérience face à face avec les hommes..., en première ligne, si j'ose dire. Parfois, je me sens attiré par une tâche comme la vôtre. Quels enseignements n'y trouverais-je pas ! » En disant cela, remarquez-le bien, j'étais profondément sincère.
L'inspecteur se redressa dans son fauteuil. Il se mit à me parler de lui, de son métier, il cita certaines fraudes astucieuses qu'il avait mises à jour. Son attitude devint de plus en plus cordiale, et bientôt il me parla de ses enfants. En me quittant, il m'annonça qu'il allait réviser mon cas et qu'il me ferait sous peu connaître sa décision.
Trois jours plus tard, il revenait pour m'informer que, conformément à ma demande, il m'exemptait d'impôts sur le chapitre en question.
Vivante preuve d'une des plus communes faiblesses humaines, cet inspecteur cherchait surtout à affirmer son importance. Au début, il y parvint en montrant bruyamment son autorité. Mais, dès que celle-ci fut reconnue et que le débat eut cessé, il s'épanouit, s'humanisa et se montra sensible et bon autant qu'un autre.
Constant, premier valet de chambre de Napoléon, jouait fréquemment au billard avec Joséphine. Dans ses Souvenirs de la Vie privée de Napoléon, il écrit : « Bien que j'eusse quelque adresse, je m'arrangeais toujours pour la laisser gagner, ce qui lui causait un plaisir extrême.... »
De l'exemple de Constant, tirons un exemple... constant. Laissons à nos clients, à nos amis, à nos épouses, le plaisir de triompher dans leurs petites querelles avec nous.
Bouddha a dit : « Ce n'est jamais la haine qui met fin à la haine : c'est l'amour. » Un malentendu n'est pas dissipé par une discussion, mais par le tact, la diplomatie, l'esprit de conciliation et par le désir généreux de se mettre à la place de son adversaire.
Lincoln, un jour, blâma un jeune officier qui était plongé dans une violente dispute avec un de ses camarades. Il lui dit : « L'homme qui veut se perfectionner et s'élever n'a pas de temps à perdre en querelles personnelles. Celles-ci aigrissent son caractère et lui font perdre la maîtrise de soi-même. Ne craignez pas de faire quelques concessions. Mieux vaut abandonner le chemin à un chien que d'être mordu en lui disputant le passage. Car même en tuant le chien vous ne guéririez pas la morsure. »
Voici donc la première règle pour amener les autres à partager votre opinion :
Le meilleur moyen de triompher dans une querelle, c'est de l'éviter.
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Merci
d'être passé par mon jardin,
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